Les sculptures de Denis Chetboune, toutes des pièces uniques, représentent des personnages seuls, en couple ou en groupe, pris dans le mouvement de leur vie, qui semblent concernés par leur existence autant que par l’humanité tout entière. Et ça se voit !
Ils attendent, ils marchent, s’enlacent, s’envolent, courent, prient, méditent, cherchent l’équilibre, se regardent et nous questionnent. Parfois des ailes viennent raconter un au-delà. S’agit-il d’acrobates ailés, d’anges descendant au secours des humains? D’un au-delà de soi ?
C’est le mouvement, la grâce dans le geste, l’ampathie et l’humanité des personnages qui nous font entrer dans l’univers de Denis Chetboune, mais tous ces êtres, tout ce monde sans exception est déchiré. Des lambeaux de bronze s’ouvrent sur une jambe qui court ou un bras qui danse. L’œuvre est saisissante dans cet antagonisme du mouvement et de l’accident.
« La déchirure n’est qu’un prétexte, dira l’artiste, pour voir la part manquante… Ces membres déchirés, ces corps mutilés ne sont que l’expression de nos vies, de nos frayeurs d’enfant … du ventre de la mère au ventre de la terre. Notre condition humaine.»
On recule, on se rapproche. Une lecture s’impose à nos intellects déroutés convoqués par cette ambivalence, en même temps qu’à nos cœurs battants qui nous disent que nous sommes là, spectateurs de nous-même pris dans une danse intime, soudain philosophes, esthètes éclairés.
Ces sculptures sont comme un scanner de nos émotions : elles montrent les blessures qui nous racontent et qui sont invisibles à l’œil de l’autre, qui sont oubliées de nous-même. Elles sont là, surgies de la main, il faudrait dire de l’âme-main de ce sculpteur intrusif qui, fouillant en lui, nous révèle et nous dépouille. Littérallement.
Ce temps d’observation, d’émotion, tricote dans l’immédiat avec quelques fils : la vie, la mort, la joie… ou encore l’insouciance, la force de vie, le futur… ou encore, la puissance et le rêve, l’inconscient et la voie ici-bas… Mais l’aiguille qui tricote ou crochète innocule, comme un dard, un doux poison d’intelligence. Le poète qui sommeille en chacun de nous s’agite : les fantômes d’Arthur Rimbaud et d’Antonin Artaud entament une valse qui convertit le poids du bronze en autant de corps alégés, troués de pensées et de sentiments.
Ce sont autant de fulgurances, de chants, d’invitations à regarder avec le cœur le réel de nos corps libérés et vivants. Il appartient à chacun de jouir devant cet oxymore déconcertant : dépouilles vivantes, et d’apprivoiser à son rythme, la vie, la mort et l’éternité.
En play back chantent Eros et Thanatos, mais il est sûr que l’art, la beauté et la pulsion de vie l’emportent sur tout le reste.
Déborah Chock
Les âmes déchirées de Denis Chetboune nous donnent l'impression, parfois, de vouloir nous rejoindre...
Âmes sensibles ne pas s'abstenir, car c'est l'humain qui est ici le véritable centre, la véritable langue du sculpteur ; une langue vivante. Ici le corps ne fait pas forcément l'être, pas seulement, pas en totalité. Pas de corps en totalité, pas d'être entier, indemne ; voyageurs confrontés au temps, à l'histoire parfois dévastatrice, à sa propre histoire, à sa propre mémoire. Mais qui peut prétendre être encore en totalité ? Morcelés que nous sommes, fragmentés , oxydés, déconstruits par les accidents de la vie ou du monde, les conflits intimes ou les deuils. L'humain et son apparence, cette posture, ce corps socialisé, ce mutisme forcené des sensibilités ; ne rien montrer de soi, rien ou si peu. Des corps élevés à masquer les imperfections, les larmes et les plaies, que voilà mis à jour, à nu, par Denis Chetboune.
Mais le sculpteur ne se contente pas de faire le constat de nos absences répétées, il va bien au-delà. Les corps qu'il sculpte cherchent l'équilibre sur des vagues, dévalent des escaliers comme emportés dans l'élan des rêves, des désirs ; car beaucoup de ces corps sont en mouvement, ils dansent, ils courent ou s'enlacent, ils questionnent ; car beaucoup de ces corps ont une une grâce et une énergie qui dépassent largement ce que nos yeux avaient cru voir...
Âmes déchirées qui seraient capables, en retour, en miroir, de recoudre nos propres âmes ?
Denis Chetboune ou l'éloge de l'âme blessée, mais désirante encore, malgré les folies humaines et les violences du monde, malgré ce qui entame et marque durablement... Il nous montre des êtres à vif , mais bien présent au monde, à cette envie de se hisser, de résister, de revenir à eux. Et même si l'artiste nous donne l'impression de scanner les corps et de mettre au grand jour, les plaies et les déchirements invisibles, il le fait avec clairvoyance et humanité, avec compassion. Denis Chetboune regarde les hommes comme ils sont, comme observés du fond de leur vécu et non de sa surface. Comme si ces sculptures nous désignaient une part de nous même à reconquérir, cette part manquante, ce chantier d'un vide originel à combler. Sur cette illusoire et fausse idée d'unecomplétude humaine, l'artiste semble prêt à s'interroger sans cesse...
Pas d'anecdotes dans son travail, les sculptures de Denis Chetboune sont des fulgurances, des poèmes de bronze, pièces uniques, qui se ressentent avant de prétendre à l'analyse. Elles s'imposent au regard comme dans les véritables rencontres ; à la lisière des émotions elles font écho en nous, à notre propre regard, à notre propre sensibilité. Des corps qui parlent d'abord au corps. Et c'est là, leur belle façon de nouer le dialogue avec nous.
Comme le marcheur au milieu du paysage dont chaque pas serait un pas en lui-même : un sentiment de beauté profonde vient prendre corps à l'endroit de l'absence figurée par Denis Chetboune. Comme si depuis toujours l'être avait à refaire ce travail, ce parcours, avec patience, avec humilité, avec humanité : aurions-nous un autre choix ? Que celui de se reconstruire, sans cesse, tout en faisant corps avec d'autres : danseurs, couples enlacés ou marcheurs qui traversent le temps, compagnons de route, patinés d'humanité, débarrassés de tous les faux semblants et qui témoignent, au fond, malgré tout, et malgré les manques, d'une formidable rage d'exister...
Jacques Dor